Stress, harcèlement, burn-out… Différentes formes de souffrance au travail sont désormais regroupées sous l’étiquette de « risques psychosociaux ». Ils font l’objet d’une attention soutenue des pouvoirs publics et des partenaires sociaux. Mais leurs causes et leur ampleur restent sujettes à de vives discussions.
◊ Les multiples facettes
d’un phénomène récent
« Ma profession d’infirmière, je l’ai choisie, je l’ai voulue… Mais aujourd’hui, j’ai l’impression d’être vidée. Je dois aller d’un lit à l’autre. J’ai l’impression de n’avoir jamais le temps de faire correctement mon travail. Je supporte de moins en moins les plaintes, les angoisses des patients. Je me dis qu’être infirmière n’est pas aussi valorisant, gratifiant que cela (1)… » Le malaise de cette femme a pour nom épuisement ou burn-out. C’est l’une des formes que peut prendre la souffrance au travail. Il en existe d’autres, qui se traduisent par une multitude de situations. Personnes stressées (« je cours, je suis fatiguée, je rumine »), salariés victimes de harcèlement (« Quand je lui ai dit que ça ne pouvait plus durer, il ne m’a plus adressé la parole, communiquant uniquement par notes. Les personnes de mon équipe n’avaient pas le droit de venir me consulter. À ce régime-là, j’ai tenu un an avant de tomber malade »), employés confrontés aux violences des clients ou usagers. Ces situations hétérogènes ont en commun d’être regroupées sous l’étiquette « risques psychosociaux (RPS) ».
L’idée que le travail puisse avoir des conséquences néfastes pour la santé mentale a émergé au début des années 1990. La communauté scientifique alerte alors sur les effets pathogènes des nouvelles formes organisationnelles. Des livres, qui connaîtront un grand succès, soulignent ainsi Le Coût de l’excellence (Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, 1991), et font entrer dans le débat public des notions telles que le harcèlement moral (Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Marie-France Hirigoyen, 1998) ou la souffrance au travail (Souffrance en France, Christophe Dejours, 1999) et des expressions telles que souffrance au travail, stress ou encore harcèlement moral se généralisent. Néanmoins, il a fallu attendre la vague de suicides qui a frappé Renault en 2007 puis France Telecom en 2009 pour que les pouvoirs publics s’emparent du sujet et que se diffuse l’expression « risques psychosociaux ». Situés « à l’interface de l’individu (psycho) et de sa situation de travail », ils recouvrent, selon un récent rapport d’experts (encadré p. 22), un ensemble de « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ». À la différence des autres risques professionnels (physiques, chimiques ou biologiques), il n’existe pas « de seuil limite d’exposition suggérant un niveau à partir duquel les RPS affectent la santé des travailleurs ».
◊ Stress : qui est touché ?
Pas facile de mesurer les risques psychosociaux tant le domaine est vaste et les désaccords scientifiques nombreux ! Pour l’heure, seules quelques données circulent sur le stress, pourtant difficile à mesurer, tant les résultats des études varient en fonction des méthodes mises en œuvre. Une enquête par sondage de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) auprès de salariés actifs montrait en 2009 que 41 % des personnes interrogées se disaient stressées, et 60 % estimaient que cela était dû à leur vie professionnelle. Les catégories socioprofessionnelles supérieures sont davantage concernées (57 % se déclarent stressées) (2). Mais il resterait à savoir ce que chacun met derrière le mot « stress ». Pour pallier ce défaut, l’enquête Sumer de la Dares aborde la notion de stress selon les questionnaires établis par Robert Karasek, qui permettent de décrire le niveau de demande psychologique, de latitude décisionnelle (autonomie) et de soutien social au travail. Les situations de « tension au travail » (job strain) sont la combinaison d’une forte demande psychologique et d’une faible autonomie. Des disparités existent en fonction du sexe (en 2003, 28 % des femmes étaient en situation de job strain contre moins de 20 % des hommes), et de la catégorie socioprofessionnelle. 30 % des employés sont en situation de tension, notamment du fait de l’absence d’autonomie. À l’inverse, 12 % des cadres apparaissent tendus (3). L’enquête Sumer de 2010, dont on ne connaît qu’une partie des résultats, montre néanmoins qu’entre 2003 et 2010, la proportion de salariés en situation de tension a augmenté, toutes catégories socioprofessionnelles confondues (4).
◊ Pourquoi se sont-ils développés ?
En trente ans, le travail a profondément changé et s’est fortement intensifié. Les dernières décennies ont été marquées par la financiarisation de l’économie et sa logique de rentabilité court-termiste, la généralisation d’approches « qualité totale » et le développement des nouvelles technologies. Pour répondre à ces mutations, dans un environnement hyperconcurrentiel et mondialisé, Gérard Valléry et Sylvain Leduc soulignent que « les organisations amplifient les contraintes en matière de flexibilité, de coûts et de délais ». Elles rationalisent tous les processus, se réorganisent constamment, externalisent les activités jugées non stratégiques, et ont de plus en plus recours à l’intérim et aux CDD. Cela affaiblit les solidarités qui pouvaient exister entre collègues qui se connaissent moins bien.
Avec le développement des approches « orientées client », de plus en plus de salariés travaillent en contact avec le public. Cela concerne près des trois quarts des salariés qui doivent payer de leur personne et savoir encaisser les comportements parfois hostiles des clients ou usagers.
Ces transformations se sont accompagnées de nouvelles méthodes de management, plus individualisées qui ont pour effet de mettre en concurrence les salariés et de faire appel à leur subjectivité : selon Michel Lallement, « la disponibilité, l’implication et la réactivité sont érigées au rang de normes comportementales. » Les nouvelles technologies, et particulièrement les outils mobiles, facilitent cette évolution en effaçant les frontières vie privée-vie professionnelle et en raccourcissant les temps de prise de décision. À cela s’ajoute un contrôle qui s’est renforcé, notamment via l’informatique.
Face à ces évolutions, les salariés se retrouvent de plus en plus souvent seuls, en l’absence de collectifs solidaires. Ils peinent à donner un sens à leur travail et ne se sentent pas reconnus par leur hiérarchie. Et la possibilité de fuir la situation en changeant de poste ou d’entreprise est rendue difficile par le contexte économique.
Peu de soutien côté DRH, où la gestion des ressources humaines est devenue un moyen au service de la performance de l’entreprise et a perdu, selon le sociologue Pascal Ughetto « la capacité à traiter la question du travail ». Idem pour les syndicats, qui, d’après Francis Ginsbourger, « se sont progressivement focalisés sur les salaires et le maintien de l’emploi ».
Toutes ces évolutions ont eu un impact négatif sur les conditions de travail des salariés (encadré p. 25). « L’autonomie, qui peut être un moyen de supporter l’intensification du travail, a diminué en France plus fortement que dans les autres pays européens », selon Agnès Parent-Thirion, coordinatrice de l’équipe Conditions de travail à l’Eurofound. De même, elle précise que l’intensité du travail s’est accrue ces dernières années dans l’Hexagone alors qu’elle se stabilisait dans de nombreux pays européens.
Le paradoxe, c’est que les Français jugent davantage que les autres que l’entreprise est un lieu d’épanouissement. Les travaux de Dominique Méda et Lucie Davoine montrent que pour 70 % des Français, le travail est très important. Au Danemak et en Grande-Bretagne, ils ne sont que 40 % à le dire et parlent davantage du travail comme d’une routine (5). Ces fortes attentes génèrent de la déception. Les Français sont les moins satisfaits de leur travail dans toute l’Union européenne. Ils sont les plus nombreux à dire que leurs conditions de travail sont les plus stressantes. Et D. Méda de conclure : « Soit il faut changer le travail, soit réduire nos attentes par rapport au travail. »
◊ Quelle prévention possible ?
Les actions de prévention se répartissent en deux grandes catégories : les actions qui s’attaquent aux causes, et sont alors tournées vers l’organisation (prévention primaire) ; celles qui portent sur les conséquences, et qui ont pour but d’aider les travailleurs à gérer plus efficacement les exigences du travail (prévention secondaire), voire de les soigner (prévention tertiaire). Pour les tenants d’une approche psychologisante, portée par de nombreux cabinets de consultants qui se sont spécialisés sur les risques psychosociaux, la prévention est orientée vers l’accompagnement individuel : formations à la « gestion du stress », formation des managers pour repérer les personnes fragiles, mise en place de numéros verts d’assistance psychologique pour les individus en détresse… Cette approche, qui laisse de côté la problématique organisationnelle, a l’heur de plaire aux entreprises. Les accords nationaux sur la prévention du stress signés en 2010 par une partie des grandes entreprises font ainsi la part belle à l’accompagnement individuel (6). La teneur de ces accords est vivement critiquée par Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail au Cnam, et Philippe Davezies, chercheur en santé et médecine du travail à l’université Lyon‑I : « Malgré leur vernis d’apparence scientifique, ils sont calibrés pour maintenir l’organisation du travail à l’abri du débat social. » La définition du stress, par exemple, « est empruntée à des travaux de la psychologie américaine des années 1970 qui tendaient à faire du stress professionnel un problème avant tout personnel. Sont ainsi ignorées toutes les recherches qui montrent que le stress ne survient pas seulement quand celui qui travaille n’a pas les ressources pour faire face aux exigences de l’organisation, mais qu’il apparaît, au contraire, quand cette organisation n’a plus les ressources pour répondre au besoin qu’ont les salariés de faire un travail de qualité (7). »
Les deux chercheurs rejettent par ailleurs l’utilisation de questionnaires quantitatifs qui amalgament des situations de travail très différentes qualitativement, et rendent difficiles toute action de prévention.
Pour Y. Clot, « il faut débattre du travail, en acceptant le conflit inhérent à la controverse sur les critères qui définissent un travail bien fait. C’est la meilleure prévention contre le stress ». Le chercheur défend l’idée d’une institutionnalisation de la dispute sur le travail qui suppose des instances de décisions nouvelles dans l’entreprise. « On ne peut pas discuter des critères de performance au niveau de la direction d’un côté, et de la santé au travail dans les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’autre. »
Philippe Douillet, chargé de mission à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), considère, lui, que « les entreprises sont à un tournant : soit elles vont s’essouffler car elles se seront focalisées sur des approches individuelles, en s’attaquant aux symptômes plus qu’aux causes. Soit elles vont aborder la problématique organisationnelle, en repensant notamment les conditions d’expression des travailleurs et en remettant en question des configurations ayant favorisé des contextes pathogènes. »
Reste que, selon Pierre Allouche et Pierre Bardelli, les solutions qui visent simplement à modifier l’organisation et les méthodes de management ont aussi leurs limites : « Elles sont cohérentes avec le modèle postfordien : extension du travail productif au profit des actionnaires et logique court-termiste. » Pour eux, « la solution durable au mal-être professionnel renvoie à la question du dépassement du schéma économique fondé sur la maximisation du profit. Une telle perspective implique l’émergence d’un autre modèle “plus attentif” à la dimension sociale, aux conditions de vie et de travail (8). »
De quels troubles parle-t-on ?
Les risques psychosociaux (RPS) sont autant un problème social qu’un objet scientifique, et ce sont souvent les organisations professionnelles et les institutions publiques qui se sont chargées de les définir afin des les rendre opérationnels.
• Le stress. La définition la plus courante résulte d’un accord interprofessionnel (2 juillet 2008) : « Un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception des ressources dont elle dispose pour y faire face. »
• Le harcèlement moral. Il est défini dans le code pénal (art. 222-33-2) comme « un ensemble d’agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié, à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
• Le burn-out. L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) le caractérise par le fait de « ne pas y arriver, de s’user, d’être épuisé par une exigence excessive en énergie, force ou ressources ». Il est décrit plus récemment comme un état d’épuisement physique, émotionnel et mental résultant d’une exposition à des situations de travail émotionnellement exigeantes.
Gérard Valléry et Sylvain Leduc ajoutent à cette liste les comportements antisociaux au travail, qui rassemblent les agressions physiques, les incivilités qui se caractérisent par des paroles ou des actions ne respectant pas les convenances ou les règles de savoir-vivre, et les provocations (médisance, obstruction, domination, rejet).
Source : Sciences Humaines